
Jacques Boissinot - La Presse Canadienne
Lorsque les premiers ministres du Québec accordent de longues entrevues à des médias étrangers, ils tendent parfois à livrer le fond de leur pensée un tantinet plus qu’avec les médias «locaux», dont ils se méfient irrévocablement.
Un exemple parmi d’autres: Jean Charest. En 2006, de passage à Paris, il accordait une entrevue à l’émission d’Europe1, Le Grand Rendez-vous. Une seule chose retiendrait l’attention : sa déclaration voulant que si la souveraineté ne servirait pas les intérêts du Québec, ce dernier avait néanmoins les moyens financiers de la réaliser.
Pour plusieurs dans le camp fédéraliste, surtout à Ottawa, les propos de M. Charest frôlaient le crime de lèse-majesté…
Cette semaine, au moment où Pauline Marois s’apprête à accueillir ici son homologue français, Jean-Marc Ayrault, c’est au tour du magazine français L’Express de diffuser une longue entrevue avec la chef du gouvernement du Québec.
Annoncée en page couverture de son édition internationale (1) sous le titre «Pauline Marois : «Un Québec indépendant ne s’appauvrirait pas», certains des propos tenus par la première ministre dans cette entrevue pourraient, eux aussi, en étonner plus d’un.
***
Souveraineté, quand tu nous tiens…
En France comme ici, la première ministre et chef du Parti québécois y est évidemment allé des professions de foi habituelles sur la «liberté» qu’offrirait la souveraineté aux Québécois. Or, le programme du PQ ne contenant plus d’engagement clair à tenir un référendum – même dans le cas d’un gouvernement péquiste majoritaire -, ces formules obligées prennent de plus en plus des airs incantatoires.
D’autant que la «gouvernance souverainiste» proposée par le PQ ressemble en fait à une stratégie d’affirmation nationale que ni Jean Lesage, ni Robert Bourassa, n’auraient probablement pas dédaignée.
Mais ça, c’est une autre histoire.
Dans cette entrevue accordée à L’Express, d’autres sujets risquent de retenir l’attention nettement plus.
Laïcité stricte vs. le crucifix de l’Assemblée nationale
Le journaliste demande à Mme Marois si l’on peut réclamer une laïcité stricte tout en conservant «le crucifix accroché derrière le siège du président de l’Assemblée nationale, à Québec». Sa réponse :
Oui, parce que nous avons un patrimoine, une histoire, une culture! Nous avons reçu de nos cousins français le catholicisme en héritage lors de notre installation en Nouvelle-France. Ce crucifix ne nous gêne pas. Nous ne prions pas à l’Assemblée nationale mais nous ne pouvons pas renier ce que nous fûmes à l’origine. Nous n’enlèverons pas non plus la croix plantée au sommet du Mont-Royal et nous continuerons à fêter Noël!
Pourquoi ce propos étonne-t-il?
Entre autres, pour les raisons suivantes:
1) L’argument de l’«héritage» français ne tient pas vraiment la route. Non seulement parce que l’installation du crucifix à l’Asemblée nationale n’a rien à avoir avec celui-ci, mais aussi parce que la France elle-même est depuis longtemps une République où règne un régime de séparation des Églises et de l’État.
Lorsque Mme Marois dit que ce crucifix ne «nous» gêne pas, c’est également le «nous» qui étonne. Car dans les faits, «nous» sommes loin, ici, de l’unanimité sur ce sujet.
2) Et en effet, la présence du crucifix au parlement n’a rien à voir avec les «origines» de la Nouvelle-France. C’est plutôt le premier ministre et chef de l’ultraconservatrice Union nationale, Maurice Duplessis, qui, en 1936, décidait de faire installer le symbole catholique ultime en pleine Assemblée nationale. Là où, pourtant, les symboles religieux étaient presque totalement absents. Pour ceux que ça intéresse, j’en expliquais les circonstances ici.
Cette décision, Maurice Duplessis l’a prise pour des raisons politiques. Soit pour signifier l’alliance stratégique qu’il entendait tisser avec le haut-clergé catholique.
Question de bien distinguer l’Union nationale des libéraux réputés comme étant nettement plus séculaires. Question aussi et surtout, de s’assurer la collaboration du clergé pour encourager fortement les «Canadiens français» catholiques à voter pour la «bonne» couleur politique – l’enfer étant rouge, c’est connu, et le ciel étant bleu. Bleu comme dans la très conservatrice Union nationale…
Le résultat de cette alliance fut d’ailleurs payant pour les deux parties. L’Union nationale réussissant à se maintenir au pouvoir, à l’exception d’une brève parenthèse, jusqu’à la mort de son «cheuf» autoritaire. Et le haut-clergé catholique, de son côté, s’assurant de renforcer son contrôle social sur les «Canadiens français» et sur les principales institutions de langue française d’éducation et de santé.
Bref, c’est lorsqu’on comprend mieux l’historique de ce crucifix que sa présence continue au sein même de l’Assemblée nationale perd tout son sens.
Cette présence n’a rien à voir avec l’«héritage» français du Québec, ni son patrimoine. Il est l’héritage d’un premier ministre – Maurice Duplessis -, prêt à donner les clés de la boutique sociale et politique des «Canadiens français» au clergé catholique en échange de son soutien actif. Il n’y a vraiment pas de quoi à vouloir commémorer cette «alliance» des forces ultra conservatrices au Québec en gardant ce crucifix au sein même de l’Assemblée nationale. Sa place, sa vraie place, sa juste place, elle est dans un musée.
Et pour ce qui est de la comparaison qu’en fait la première ministre avec la croix du Mont-Royal ou même, la célébration de Noël, convenons au moins que l’on parle ici de tout à fait autre chose.
Québec : province pétroleuse
Dans L’Express, Mme Marois confirme aussi qu’elle est ouverte, très ouverte, à l’industrie pétrolière. Au point où, dans une autre longue entrevue révélatrice, celle-là au magazine L’actualité, la première ministre dit également refuser de soumettre l’industrie pétrolière dans son ensemble à une analyse générique du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE).
Une ouverture qui, comme je l’explquais ici, pourrait aussi comprendre le transport de pétrole issu des sables bitumineux albertains.
Les utopies ne sont plus ce qu’elles étaient…
Sur le «printemps érable», le journaliste demande à Mme Marois pourquoi, selon elle, cette «fièvre unique dans le monde occidental» a eu lieu et comment il se fait que des gens au Québec rejettent son indexation des droits de scolarité ou appuient la gratuité scolaire.
La réponse de la première ministre fera sûrement décrocher quelques mâchoires chez bien des étudiants, parents et professeurs :
Nos jeunes ont eu du succès! Et il est normal qu’à 20 ans ils développent des utopies! Si on n’est pas utopiste à 20 ans… Cela dit, ceux qui réclament la gratuité sont aussi contre le capitalisme et la société établie… C’est un point de vue qui dépasse le mouvement étudiant. En réalité, nous n’avons pas la capacité d’instaurer la gratuité à l’université.
Le «printemps érable» ou la gratuité scolaire ne seraient donc que des «utopies»? Et ceux qui défendent la gratuité, des anticapitalistes s’opposant à l’ordre établi? Comme quoi, le port du carré rouge par les élus du Parti québécois n’est vraiment plus qu’un lointain souvenir.
Très franchement, pour ou contre la gratuité, ces observations de Mme Marois tiennent, au pire, de la caricature et au mieux, d’une généralisation aussi vaste qu’injuste.
Et ce, autant pour plusieurs membres de l’ASSÉ – l’organisation étudiante qui appuie la gratuité – que pour tous ceux et celles qui, dans la population, les milieux académiques et politiques, voient dans la gratuité scolaire une proposition non pas utopique, mais réaliste.
La gratuité scolaire existe pourtant dans des pays européens tout à fait civilisés. Ici, au Québec, elle était même proposée dès le milieu des années 1960 par le Rapport Parent.
Aujourd’hui, plusieurs intellectuels fort respectés appuient soit le gel des frais dans une perspective à terme de gratuité, soit une gratuité plus rapide. Et ce, sans qu’ils n’aient de penchants connus pour le renversement de l’ordre établi ou du capitalisme… Il y a même deux partis politiques qui y souscrivent: Québec solidaire et Option nationale.
Parmi les intellectuels, on trouve le professeur de sociologie, Guy Rocher – un des grands penseurs du Québec moderne.
On trouve aussi, entre autres, Michel Seymour. Professeur de philosophie, il signait récemment «Une idée de l’université. Propositions d’un professeur militant». Sa défense étayée d’une université «juste», il en prend l’inspiration non pas chez Che Guevara ou Mao, mais chez le philosophe américain John Rawls, qu’il présente, avec raison, comme «un des plus grands théoriciens de la justice au monde». La principale filiation idéologique de Rawls étant celle du libéralisme politique et de l’égalité des chances. On est donc loin, très loin, du rejet du capitalisme ou de l’ordre établi.
Sans compter l’ex-premier ministre et ex-chef du PQ, Jacques Parizeau, qui, en entrevue au Devoir, disait trouver la gratuité tout à fait «réaliste». À la condition, par contre, de sortir de l’«obsession» du déficit-zéro pour laquelle le gouvernement actuel a toutefois opté.
M. Parizeau n’est pourtant pas connu, lui non plus, pour être le moindrement anti-capitaliste et encore moins, pour songer à rejeter la société établie. Pour ce qui est d’être «utopiste», à moins que Mme Marois n’en soit venue à considérer la souveraineté comme étant utopique, difficile d’accoler cette autre étiquette sur le front de M. Parizeau…
Marc Ouellet, ce «grand bonhomme»…
En pleine frénésie papale, le journaliste n’allait sûrement pas manquer de demander à Mme Marois ce qu’elle pensait de la possibilité de voir Marc Ouellet troquer son anneau de cardinal pour l’anneau pontifical et la mosette rouge.
Sa réponse n’ira pas, non plus, sans en étonner plusieurs :
Si le prochain pape est québécois, je m’en réjouirai. Le cardinal Marc Ouellet est plus conservateur qu’on ne le souhaiterait. Mais il reste un grand bonhomme.
Ah bon?
Tout en respectant les croyances individuelles des personnes, n’aurait-on pas pu s’attendre, de la part de la première femme chef de gouvernement de l’histoire du Québec, à une analyse tout au moins plus critique des positions pourtant amplement connues de Marc Ouellet sur les femmes?
Appartenant à une église qui refuse déjà, par dogme, l’égalité aux femmes et aux homosexuels en son propre sein et dans la société, qui ne se souvient pas des propos de Marc Ouellet voulant que l’avortement devrait être recriminalisé et interdit même aux femmes victimes de viol?
Au Québec, pourtant, chaque premier ministre depuis 1960 pose sa pierre pour tenter de faire avancer l’égalité hommes-femmes. On sait bien évidemment que Mme Marois y croit, alors pourquoi, tout à coup, des propos aussi lénifiants sur Marc Ouellet?
Parce qu’il est aujourd’hui sur la courte liste des papabili et qu’il est «québécois»? Ça semble un peu court, comme explication. Être québécois ne doit tout de même pas permettre de donner le bon Dieu sans confession même aux propos les plus discriminatoires contre les femmes… si vous me passez l’expression…
D’autant qu’en 2010, alors qu’elle était chef de l’opposition, Mme Marois, à l’instar d’autres politiciennes, tous partis confondus, condamnait vertement les sorties de Marc Ouellet sur l’avortement.
Voici ce que La Presse canadienne en rapportait:
La chef de l’opposition péquiste, Pauline Marois, s’est insurgée elle aussi contre ces propos «rétrogrades».
«Au-delà des dogmes et des mythes, il faut être capable de reconnaître les droits et respecter le libre choix des personnes», a-t-elle dit.
A son avis, les Québécois catholiques ne se reconnaissent pas dans le «courant de pensée» incarné par Mgr Ouellet.
Autres temps, autre titre, autres mœurs, on dirait bien.
Ce lundi, Mme Marois tentait plutôt de nuancer ses propos, du moins, à moitié:
Nous serons très fiers de voir un Québécois à la tête de l’Église catholique (…) mais je ne me priverai pas, s‘il y a des positions avec lesquelles je suis en désaccord, de le dire, comme je l’ai fait auparavant.
Dommage qu’elle ne l’ait pas fait en entrevue avec L’Express, choisissant plutôt de qualifier Marc Ouellet de «grand bonhomme»…
***
(1) L’édition internationale de L’Express est distribuée à l’extérieur de la France. Son édition courante française comprend l’entrevue avec Mme Marois et sa page couverture porte sur un autre sujet.
Cet article Pauline Marois à L’Express: des «utopies» et d’un «grand bonhomme»… est apparu en premier sur L'actualité.